Attitudes flottantes

Michaël La Chance, octobre 2001. « Le pouvoir de l’image »

Les images d’Olivier Christinat, de la série Événements, représentent des groupes d’individus dont le vêtement signale une appartenance à la culture corporative. L’anonymat du costume contraste ici avec le caractère privé et subjectif des interactions que nous croyons surprendre. L’image ambassadrice du Mois de la Photo, Ludwigshaffen, 27 septembre 1998, 2000, nous fait voir une superposition de mains, comme pour un pacte dont l’implication reste secrète.

Notre regard sur les œuvres et sur l’art en général est toujours le regard que permet l’époque. Nous sommes portés par la boucle de l’époque que nous cherchons à expliciter comme contexte historique. Quel regard pouvons-nous porter sur les effusions sentimentales de quelques individus en complet-cravate, quel ancrage devons-nous aux titres ?  On ne manquera pas de se demander : qu’est-ce qui s’est passé le 27 septembre 1998, quel accord a été passé, cette poignée de main ratifie quelle entente ? Nous pourrons apprendre que ce fut le jour des élections au Bundestag en Allemagne fédérale. Mais cela explique quoi ? Dans l’ensemble des photos, de la série d’épreuves Événements, les titres ont un effet « éphéméride ».  Le 19 juin 1999, la 109e session du CIO, qui s'est tenue du 18-19 juin 1999 à Séoul, Corée, annonçait que Turin serait la ville hôte des Jeux d’hiver de 2006. Est-cela qu’il faut reconnaître dans Séoul, 19 juin 1999, 2000, d’Olivier Christinat, un photographe Vaudois, qui vit et travaille à Lausanne, Suisse ?  Notre amnésie historique est rapidement démontrée : Paris le 6 mai 1932 ? Voyons, vous ne le saviez pas :  Paul Doumer, président de la République Française est assassiné ce jour-là ! Pourtant la photographie de Christinat, Paris 6 mai 1932, 2000 (cette dernière œuvre n’est pas présentée au Mois de la photo) représente des individus anonymes : seul l’événement aurait un visage, les acteurs de l’événement en seront toujours les figurants anonymes.  

Pour Christinat, les images expriment nos appartenances, nos limites et aussi notre évolution. Plus l’image est dépouillée, plus elle semble portée par des événements, plus elle semble une empreinte directe de la réalité. « Le dépouillement, déclare-t-il, fascination contemporaine, est aussi mon obsession présente ». Ainsi, lorsque l’image-portrait  est la plus dépouillée d’expression, il se passe quelque chose d’intéressant : en même temps qu’on reconnaît l’image, on se demande comment il se fait qu’on arrive à la reconnaître. 

En fait cette obsession du dépouillement  exprimerait un idéal, - pour un monde qui ne serait pas limité par la psychodynamique des rapports humains : les personnages de Klagenfurt ou de Séoul semblent étrangement sereins, ce ne sont que des personnages anonymes qui jouent l’histoire. Leur existence engouffrée dans ces épisodes d’attente, d’espoir ou de deuil, ils ne connaissent aucune déchéance, ils « sont » l’événement au moment où il se joue ! Notre méfiance envers la classe dirigeante se dissipe quelque peu, ils ne manipulent pas nos besoins, ils ne fabriquent pas une image, ils semblent absorbés dans un événement qui n’est toujours pas élucidé. Habituellement, la classe dirigeante ne révèle pas ce qu’elle fait, elle camoufle ses menées : ici elle apparaît transparente et désarmée. 

N’est-ce pas un autre piège : ces photos exhibées sont aussi un visage du pouvoir, la vérité des visages (honnêtes, directs, etc.) serait un nouveau déguisement ? Alors les mise en scène de Christinat démontrent que les événements ainsi datés sont eux-mêmes des mises en scène, de pseudo-événements. L’événement trouve ici sa plus grande légèreté, il a pour seule réalité d’être fiction de la politique, fiction des affaires. La transparence de la façade annonce une nouvelle représentation du pouvoir. Une image forte illustre particulièrement bien ceci : les personnages en chemise blanche et complet noir qui flottent dans l’eau bleue d’une piscine, dans Almost There, 2000, de Maria Friberg. Un instant nous apercevons autre chose, nous voyons l’effet d’entraînement auquel nul n’échappe dans un groupe, que le groupe exerce immanquablement sur chacun de nous. Si le cauchemar psychodynamique est une réalité pour tous, la symbiose régressive de l’élite est totale. C’est elle qui, dorénavant, prend en charge le destin de la planète. Nul ne saurait s’isoler, nous n’avons d’autre choix que de jouer de notre image et de nous nourrir de la frénésie des milieux de l’art et de la finance.