Les paysages d’Olivier Christinat : un regard éloigné

Claude Reichler, chercheur et écrivain, professeur honoraire à l'université de Lausanne

En regardant les photographies d’Olivier Christinat, m’est venu à l’esprit le titre d’un livre de Claude Lévi-Stauss, Le Regard éloigné. Je voudrais dire combien cette expression me paraît être en affinité avec les paysages de Christinat, avec sa manière de regarder, et sans doute même avec la relation au monde qui s’établit pour lui à travers la photographie.

Pour Lévi-Strauss, l’expression est une métaphore de l’ethnologie, qui porte – ou qui portait encore durant une grande partie du XXème siècle – celui qui la pratique à entreprendre des voyages lointains, à poser son regard sur une humanité dans laquelle il se plonge non seulement pour communiquer avec elle mais, d’une façon plus profonde, pour en faire partie par la compréhension. Un tel éloignement n’est pas simplement géographique, il est aussi anthropologique : il implique une forme d’immersion, là-bas, dans d’autre formes culturelles, dans d’autres manières d’être au monde. Mais d’autre part, dans l’exercice de son métier, l’ethnologue s’éloigne aussi de sa propre société, tout autant dans l’espace que dans les modes de vie qui la caractérisent, les façons de faire, les croyances qui y sont partagées. Pour participer, parmi d’autres hommes, à des façons autres d’être homme, il faut s’être dépouillé de sa peau à soi, avoir quitté son sol familier.

Un regard éloigné, ce pourrait être alors un regard qui flotte entre ici et là-bas, un regard qui n’a plus d’accroche nulle part, une façon de perdre du regard. Mais, paradoxalement, ce peut être au contraire un regard capable de faire converger de multiples éloignements : géographiques, anthropologiques, spatiaux, temporels, existentiels. C’est de cette convergence que je voudrais parler en contemplant les paysages d’Olivier Christinat, qui nous donnent à voir des éloignements multiples et les lient à leur point focal pour se les approprier. 

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Il y a d’abord, de la façon la plus évidente, l’éloignement spatial qui constitue le mode opératoire du photographe : il prend ses clichés au téléobjectif, à une grande distance des objets qu’il photographie, et les recadre ensuite au développement. Pourtant, le monde qu’il donne à voir n’est pas une copie agrandie du monde que voit le regard naturel, mais un monde recomposé qui semble relever d’échelles variables. La photo fait voir certains objets et en dissimule d’autres, ou plutôt elle les minimise et les rend indécis. Eloignement spatial au sens géographique, donc, mais aussi au sens des références topographiques, car la question traditionnelle : « Qu’est-ce que c’est ? », « Où est-ce ? »  perd de sa pertinence. Les images de Christinat ne sont pas des lieux à reconnaître, mais des ensembles paysagers qu’il compose. Ce ne sont pas des cartes, ni géographiques ni postales ; ce sont des objets complets, autonomes.

Une autre sorte d’éloignement, de nature anthropologique, apparaît dans les photographies de villes japonaises, ces métropoles inconnues (inconnaissables) que le voyageur visite et photographie. Comparé aux paysages des Alpes, l’éloignement prend ici la forme d’un paradoxe, car la photo construit semblablement les pôles opposés de l’environnement familier et du voyage lointain, du monde physique (les Alpes) et du monde bâti (les villes), de l’Occident et de l’Orient. Ici et là-bas, familier et étranger, nature et culture échangent leurs propriétés.

Les photographies de Christinat produisent enfin un éloignement temporel : non pas qu’elles donnent à voir des objets éloignés de notre présent, mais parce qu’elles nous confrontent à des univers qui semblent hors du temps. Les paysages alpins sont pratiquement vierges de marques anthropiques : pas de bestiaux, pas de chalets, pas de stigmates de l’industrie touristique, de remonte-pentes, de champs de ski… Et si elle ne peut éviter les traces de l’homme, la photo les rend quasi invisibles, ou bien les allégorise, comme ce merveilleux chemin sans commencement ni fin, qui serpente tel le fil du destin sur une pente impossible à situer. Quant aux villes japonaises, je ne tenterai pas de dire qu’elles ne comportent pas, elles non plus, de traces humaines, puisqu’elles sont tout entières humaines. Et pourtant c’est un fait : on ne voit pas, ou quasi pas d’humains dans ces paysages minéraux et chaotiques, à la géométrie bousculée, que sont ici Tokyo ou Osaka. On n’y voit ni promeneurs, ni voitures, ni rues ou avenues ; personne aux fenêtres, femmes ou enfants manquent sur les innombrables balcons de ces hauts immeubles. A peine devine-t-on ici ou là un jardin ou bien un bouquet d’arbres.

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On peut approcher aussi les paysages de Christinat en réfléchissant à la place qu’ils occupent dans la longue, riche, et parfois encombrante tradition de la représentation de paysage dans la peinture, la gravure, l’affiche, la photo, le cinéma, autant pour le paysage de montagne que pour le paysage urbain. Je ne parlerai pas ici des paysages urbains, mais je voudrais m’attarder un instant sur les paysages de montagne. La représentation de la montagne est aujourd’hui l’objet d’un intense renouvellement, en particulier grâce à l’intérêt qui lui portent les photographes : un intérêt qui doit s’affirmer par rapport à la tradition du paysage alpin, mais aussi contre elle, contre les stéréotypes qui ont envahi les images du paysage, les chromos publicitaires et les clichés alpins en particulier. La production d’images promotionnelles, autant que de photographies vernaculaires, est, d’une part, si agressive, et d’autre part si nombreuse, que l’image tend à remplacer pour nous la réalité.

Tous les artistes photographes qui travaillent aujourd’hui sur les paysages de montagne affrontent cette question : comment écarter de leur regard les images qui parasitent notre rapport au monde dans l’hypermodernité ? Quelle est la réponse qu’y apporte Olivier Christinat ? Je voudrais aborder quelques caractéristiques de son art du paysage, sans chercher à systématiser mon propos.

Les photos de Christinat nous donnent à voir un monde incertain : nous ne pouvons savoir précisément ni ce que sont les choses, ni d’où elles sont vues : quelle montagne est-ce là ? quelle ville ? quelle partie de ville ? Le monde nous apparaît dans un état d’émergence, ou alors de disparition. Que nous regardions l’image comme un tout, ou que notre regard passe d’un espace à l’autre, d’un détail à l’autre, dans une promenade jamais arrêtée et jamais la même, l’identification immédiate, la saisie des objets, nous sont refusées. Nous sommes conduits à une appréhension lente, tâtonnante, fragmentaire, dans une mise à l’épreuve de notre perception visuelle. Non seulement l’éloignement et le grossissement produisent un monde flottant entre l’épiphanie et l’évanescence, mais encore les brumes, les lumières tamisées ou réparties en taches irrégulières, les éclairages crépusculaires, les couleurs pastel – tous ces voiles intérieurs à l’image concourent à mettre en doute le statut ontologique des choses vues. C’est là un effet qui m’apparaît fondamental, mais qu’il est difficile de décrire parce que le langage n’y est pas adapté, sauf dans certaines formes de poésie. Le langage descriptif atteste, il est le témoin des choses ; mais ici les choses hésitent devant l’existence, au moins devant l’identité. Faut-il parler d’un monde de l’impermanence – pour aller chercher un concept dans le bouddhisme zen – soit d’une invitation à une contemplation immobile et patiente, une contemplation par laquelle nous renoncerions à saisir les choses, à les figer dans une essence – mais non pas à découvrir leur forme passagère ?

Les paysages d’Olivier Christinat sont le lieu paradoxal (paradoxal en tout cas dans la tradition occidentale) de ce renoncement. Le spectateur y trouve une extrême concentration, une sorte d’ascèse du regard : une ascèse sans extase ni mystique, un façonnage (étymologiquement, l’ascèse s’apparente au travail accompli avec art, et c’est aussi l’exercice, physique et spirituel). Se laisse percevoir alors la justesse rare des images, faite de l’accord des lumières adoucies et de l’harmonie des teintes lavées, et non de symétries, d’étagements calculés, de lignes de fuite, ni de violence assénée ou d’effet choquant. Le regard crée et recrée l’équilibre de l’image, dans sa contemplation incertaine comme dans son parcours jamais achevé.                                                                                              

Intervention à la Galerie Davel 14, Cully, 23.09.2012